Par Robert Nicholls, chercheur principal, DECCMA
En 2013, un consortium pluridisciplinaire a été créé avec des économistes, des ingénieurs, des hydrologues, des modélisateurs, des démographes, des juristes et des spécialistes des sciences sociales de 11 pays. Ensemble, nous nous sommes penchés sur l’avenir des deltas face aux changements climatiques.
Les deltas étant des systèmes dynamiques très sensibles aux changements des bassins versants et du milieu marin, nous savons que l’élévation du niveau de la mer jouera un rôle clé dans leur avenir. Cinq cents millions de personnes dans le monde habitent dans les deltas. Ces populations sont concentrées dans les moyennes et basses latitudes de l’hémisphère Sud et comptent un nombre important d’habitants pauvres. La capacité d’adaptation aux changements est inconnue, et l’élévation du niveau de la mer peut avoir des répercussions sur les migrations, qui sont très débattues, mais peu étudiées. Avec le projet DECCMA, notre objectif était d’analyser l’impact des changements climatiques, la migration et l’adaptation dans quatre grands deltas : le delta formé par le Gange, le Brahmapoutre et le Meghna, principalement situé au Bangladesh et en partie en Inde (où il est appelé le delta du Bengale-Occidental), le delta du Mahanadi en Inde et le delta de la Volta au Ghana.
Un peu plus de cinq ans plus tard, nous avons recueilli de nombreuses données sur les deltas qui constituent de nouvelles connaissances. Celles-ci proviennent de sources multiples : analyse biophysique et cartographie des risques, modèles et scénarios macroéconomiques développés pour analyser la manière dont les chocs et les changements environnementaux se répercutent sur la production économique et l’emploi, inventaires des adaptations documentées, examen de la gouvernance et des politiques, enquêtes menées auprès de plus de 5 000 ménages et étude de diverses dimensions liées au bien-être et au vécu des migrants dans les villes des deltas.
Les changements climatiques et l’élévation du niveau de la mer exercent des pressions supplémentaires sur les deltas, qui subissent déjà l’érosion côtière, les inondations et la salinisation en raison de la variabilité du climat, de la subsidence (les deltas s’affaissent) et des conséquences des changements en amont, notamment les barrages. L’importance de l’élévation du niveau de la mer dépend de la rapidité du réchauffement climatique et de son ampleur. Selon les tendances actuelles, la température moyenne mondiale devrait augmenter de 2 °C d’ici 2033, ce qui entraînera une augmentation du niveau de la mer de 5 à 14 cm. Cela peut sembler peu, mais cette élévation augmente les risques d’inondation. Au Bangladesh, le centre et le nord-est du pays seront les plus touchés du fait de l’absence d’adaptations structurelles sous la forme de polders. Toutefois, en ce qui concerne les moyens de subsistance, ce ne sont pas simplement les inondations qui menacent les habitants du delta. La salinisation durant la saison sèche est un problème majeur en Inde et au Bangladesh et elle est aggravée par l’élévation du niveau de la mer. Au Ghana, la sécheresse est devenue une préoccupation majeure, alors que ce problème ne touche habituellement pas le delta et ne fait donc pas forcément l’objet d’adaptations agricoles.
L’analyse a également fourni des données plus nuancées sur la structure économique des deltas. Le raisonnement habituel veut que les deltas soient densément peuplés en raison de la grande fertilité des sols engendrée par la sédimentation, ce qui entraîne une production agricole élevée. L’agriculture est bien le principal secteur d’emploi dans tous les deltas que nous avons étudiés, mais ce n’est pas le secteur qui contribue le plus au PIB. En réalité, les plus grandes contributions économiques proviennent des services, du commerce et des transports. Par ailleurs, les économies de tous les deltas se transforment et, d’ici 2050, elles seront certainement beaucoup plus vastes qu’aujourd’hui. L’agriculture restera essentielle à la sécurité alimentaire et aux moyens de subsistance, mais constituera une partie moins importante de l’économie et de l’emploi.
Reconnaître la nature de l’économie soulève des questions sur la nature des adaptations nécessaires pour réduire les effets nocifs des changements climatiques. Les adaptations agricoles sont généralement observées à l’échelle des ménages dans tous les deltas. Cependant, la perte cumulée de PIB d’ici 2050 est aussi élevée, voire plus, dans les infrastructures que dans l’agriculture. Les adaptations agricoles peuvent donc être importantes pour maintenir le bien-être socioéconomique des habitants, mais le gouvernement doit également envisager une adaptation des infrastructures pour éviter les pertes économiques et ne pas ralentir l’importante croissance économique en cours.
Les populations se sont généralement adaptées à l’environnement dynamique des deltas grâce à leur mobilité; elles se déplacent vers de nouvelles zones pour pouvoir aspirer à une vie meilleure. Ces déplacements sont aussi bien des migrations saisonnières que permanentes. On constate plus particulièrement une tendance migratoire des zones rurales vers les zones urbaines, et il existe de grandes villes en croissance dans tous les deltas ou à proximité de ceux-ci. Les changements climatiques et environnementaux font peser des pressions supplémentaires sur les populations, mais il est plus probable qu’ils perturbent le système migratoire actuel plutôt qu’ils créent de nouveaux flux migratoires. Contrairement au discours sur les « réfugiés climatiques », le climat et l’environnement sont des causes immédiates de la migration : ils altèrent la capacité de gagner sa vie et créent de nouvelles raisons économiques de se déplacer.
Notre analyse montre que les mouvements migratoires sont fortement sexospécifiques, mais bien que les hommes se déplacent plus que les femmes, la différence s’estompe avec le temps. La destination diffère également selon le genre, reflétant la nature sexospécifique du marché du travail. Dans le delta du Bengale-Occidental, par exemple, les hommes ont tendance à s’installer dans des zones périurbaines, où ils trouvent de l’emploi dans le secteur de la construction, tandis que les femmes se déplacent vers le centre des villes pour occuper des emplois de domestiques et de gardiennes d’enfants.
Nous avons constaté l’existence d’un « angle mort » sur la question de la migration dans les pays dans lesquels nous avons travaillé. L’incapacité à reconnaître la nature actuelle et future probable du phénomène signifie que les cadres stratégiques sont souvent insuffisants pour soutenir à la fois les migrants volontaires et les personnes déplacées.
En bref, les deltas du futur seront très différents de ceux d’aujourd’hui. Les recherches du projet DECCMA ont nuancé de façon importante notre compréhension de la nature des stress environnementaux, de leur évolution et aussi de leurs répercussions sur les mouvements migratoires et les besoins d’adaptation aux changements climatiques. Grâce aux relations tissées avec les décideurs au Bangladesh, en Inde et au Ghana, nos travaux de recherche ont déjà permis d’éclairer les politiques. Ainsi, l’Odisha State Action Plan on Climate Change 2018-23 (plan d’action de l’état de l’Odisha sur le changement climatique 2018-2023), récemment publié, comporte pour la première fois un chapitre sur le genre, et la nouvelle autorité responsable de l’aménagement côtier au Ghana a désormais la garantie que deux représentants de la communauté scientifique seront membres de son conseil.
Que signifient ces résultats sur un plan plus général pour la gestion des deltas ? Nos recherches soulignent à nouveau l’importance de la planification adaptative pour les deltas. Plusieurs pays développés, notamment les Pays-Bas, ont adopté cette démarche, et celle-ci est inscrite dans le Bangladesh Delta Plan 2100 (plan 2100 pour le delta du Bangladesh), dont l’élaboration a tenu compte des commentaires utiles formulés par les responsables du projet DECCMA au Bangladesh. La planification adaptative permet d’intégrer la planification dans tous les secteurs, elle laisse une certaine souplesse et offre des possibilités d’apprentissage, ce qui est essentiel pour l’avenir durable de ces environnements dynamiques.
Pour connaître les résultats du projet DECCMA, consultez le site Web www.deccma.com. Un résumé accessible est disponible dans la publication « Climate change, migration and adaptation in deltas: Key findings from the DECCMA project », et un livre paraîtra en 2019.